Les germes de l’éducation internationale ont été semés dans les cendres de la Première Guerre mondiale. Un monde lassé des conflits cherchait des moyens de favoriser la compréhension et la coopération au-delà des frontières. En 1924, dans cet élan de quête de paix, l'École Internationale de Genève (Ecolint), la première école internationale au monde, a été fondée sur les principes du dialogue interculturel et de la citoyenneté mondiale. Ecolint allait devenir un creuset pour une nouvelle forme d’éducation – une éducation qui transcenderait les frontières nationales et viserait à cultiver un sentiment d’humanité partagée.
Au cœur de cette initiative pionnière se trouvait un cours d'histoire et de géographie développé par Paul Dupuy, un visionnaire convaincu que les programmes traditionnels centrés sur les nations alimentaient la division et les préjugés. Dupuy, académicien (un « Normalien »), « dreyfusard », anticolonialiste et philosophe, enseigna à l’École internationale de Genève alors qu’il avait dans les soixante-dix ans. Il mettait l'accent sur l'interconnexion mondiale en explorant les événements historiques et les réalités géographiques sous des perspectives multiples. Plutôt que de glorifier des héros et des victoires nationales, pratiques courantes d’un système éducatif nationaliste orienté par la propagande tout au long du XIXe siècle et de la Première Guerre mondiale, ce cours international d'histoire et de géographie (enseigné dans les années 1930 uniquement en français) encourageait la pensée critique, dans une mesure que les programmes traditionnels ne pouvaient atteindre.
Dupuy considérait l’enseignement des sciences humaines non seulement comme un exercice d’internationalisme, mais il était également animé par l’idée que cet apprentissage devait être aussi concret et empirique que possible :
Nous voulons exclure tout verbalisme et tout exercice de simple mémorisation, nous souhaitons multiplier les contacts des élèves avec ce qui est réel, concret et directement observable, et à travers ces contacts, stimuler leur activité personnelle, les habituer à l'observation, à la comparaison et à la généralisation, et, par la méthode socratique, développer en eux les facultés mentales qui permettent de découvrir et de comprendre. » (Dupuy 1905, p. 222)
Il s’opposait aux cartes planes accrochées aux murs, estimant qu’elles déformaient la compréhension qu’avaient les élèves des véritables relations entre les masses terrestres, relations qui pouvaient être mieux appréhendées à travers l’analyse d’un globe. Cela s’avère juste, car nous savons que la plupart des cartes sont incorrectes sur le plan représentatif, soit en raison de la projection de Mercator, soit parce que certains pays y sont représentés comme beaucoup plus grands, et d’autres comme beaucoup plus petits qu’ils ne le sont réellement, souvent pour des raisons idéologiques et politiques. En conséquence, Dupuy insistait pour que ses élèves apprennent directement à partir de globes, et non de cartes (Dupuy, 1905, p. 228).
Les cartes agissent avant tout sur la mémoire visuelle et l’encombrent de souvenirs dont la précision particulière crée une incohérence générale. J’ai moi-même éprouvé cela de nombreuses fois, et je suis tenté de croire que plus on est familier avec l’atlas scolaire, plus cette incohérence est grande. Tout au moins, l’unité terrestre y est sacrifiée : le sens de cette unité, loin d’être stimulé par un recours fréquent à l’atlas, est au contraire entravé par le processus constant d’analyse sans échelle commune — processus sur lequel la création de l’atlas est fondée. Mon ambition a donc été de conduire mes élèves, tout comme je me suis conduit moi-même, à comprendre et à ressentir concrètement la terre dans sa totalité, à ne concevoir aucune de ses parties de manière isolée. » (Oats, 1952, pp. 20-21)
L'impact du cours de Dupuy était que les élèves n'étaient plus limités aux récits de leurs propres nations; ils étaient exposés à un monde de perspectives diverses, remettant en question leurs suppositions et élargissant leur compréhension de l'expérience humaine. Avant tout, il voulait que leurs premières impressions soient précises, qu'ils se confrontent aux subtilités des inter-relations géographiques et des proportions réelles, et que les connaissances ultérieures soient construites sur ce socle solide de compréhension. Cela s'appliquait tout autant à l'histoire.
L'héritage de Dupuy fut perpétué par Robert Leach, brillant, franc, parfois tyrannique et assurément quichottien, qui dirigeait le département d'histoire. De 1950 aux années 1980, il reconnut et continua de promouvoir le pouvoir transformateur du travail de Dupuy. Cette approche internationale des sciences humaines devenait particulièrement pertinente pendant la Guerre froide, à une époque où les manuels d'histoire de chaque côté du Rideau de fer regorgeaient de simplifications et de propagande. À l’inverse, dans cette école, les élèves apprenaient délibérément à connaître d'autres cultures et histoires que les leurs. Leach développa le cours d'humanités internationales, désormais enseigné dans les deux langues, pour le présenter au "triangle d'or" des universités britanniques (Oxford, Cambridge et Londres) afin qu'il soit reconnu comme un A-Level, ouvrant ainsi la voie à sa reconnaissance et à une adoption plus large.
L'aboutissement de ces efforts fut la création du Baccalauréat International (BI) dans les années 1960. Inspiré par le programme innovant de l'Ecolint et porté par le désir de créer une qualification reconnue mondialement, le programme du Diplôme du BI a embrassé les principes de l'éducation internationale, en favorisant la pensée critique, la compréhension interculturelle et un engagement envers la citoyenneté mondiale. Le programme du Diplôme du BI, avec son accent sur l'apprentissage interdisciplinaire et une perspective globale, est devenu une référence en matière d'éducation internationale, préparant les élèves à un monde de plus en plus marqué par l'interconnexion et l'interdépendance.
L'importance de l'éducation internationale en sciences humaines ne peut être sous-estimée. Il existe encore des pays où les manuels scolaires omettent l'existence même de certains pays, où les cartes présentent des représentations inexactes, et où les livres d'histoire continuent de véhiculer des récits édulcorés, partiels ou politiquement biaisés. La plupart des cours d'histoire et de géographie utilisent encore des cartes affichées aux murs, et bien souvent, ces cartes offrent des représentations déformées de la véritable géographie de l'espace telle qu'elle apparaît sur un globe.
Dans un documentaire glaçant, La Guerre du Monde : les soldats oubliés de l’Empire, l'historien David Olusoga (qui a récemment pris la parole devant les élèves et le personnel de l'Ecolint) explique comment des historiens nationalistes ont délibérément minimisé le rôle central joué par les troupes africaines pendant la Première Guerre mondiale, allant jusqu’à recréer littéralement des scènes de la victoire de Verdun pour les filmer, non pas pour représenter la réalité de cette bataille, mais pour lui donner une allure plus “française”. Déconstruire de telles falsifications est précisément le travail d’un historien. Cet exemple illustre à quel point il est essentiel de continuer à rechercher une reconstitution fidèle du passé plutôt que de propager aveuglément des récits historiques simplifiés, tout comme Dupuy voulait que ses élèves voient le monde comme un globe et non comme un rectangle.
L'ironie, c'est que lorsque les enseignants en sciences humaines tentent de faire cela – d'aller au cœur de la vérité derrière le vernis des représentations, ce qui est précisément le travail d’un historien – et que cela met en lumière la sous-représentation historique ou la discrimination des groupes minoritaires, ils sont accusés de prosélytisme, d’idéologisation des programmes, d’exercer une influence marxiste ou de promouvoir la Critical Race Theory au lieu de simplement "enseigner les faits". Mais quels sont ces faits ? Que Christophe Colomb a découvert l’Amérique ? Que Pythagore a inventé Pi ?
D'un autre côté, l'histoire ne doit pas non plus être réduite à une série de jugements moralisateurs sur des héros occidentaux du passé, tous décrits comme racistes, sexistes et impitoyables exploiteurs. Beaucoup l’étaient, certains moins que d’autres, mais tenter de réduire le passé à un jeu d’oppressions et de victimes n’est pas entièrement exact non plus. Par exemple, en 2020, les statues, références et images de Sir Francis Drake ont été retirées de nombreuses institutions éducatives au Royaume-Uni en raison de son implication dans la traite des esclaves. Qualifié de "pionnier" de l’esclavage, une analyse historique plus approfondie et précise a montré que son implication était indirecte et pas aussi active que ses détracteurs l’affirmaient au nom de l’histoire. Cela ne veut pas dire qu’il était un ange, mais il n’était pas non plus le monstre grotesque que certains dépeignent.
L'histoire ne devrait pas être une succession de guerres de territoires hystérisées où le passé est instrumentalisé pour servir un agenda politique contemporain. Malheureusement, c'est souvent ce qui se produit.
La seule étoile polaire qui devrait nous guider dans l'enseignement des sciences humaines est la quête de la vérité, même si nous n'y parvenons jamais pleinement et même si une vérité absolue, au sens platonicien, n'existe peut-être pas : il s'agit de rechercher une représentation plus précise des histoires et des géographies humaines que celles qui nous ont précédés. C’est ce que Dupuy souhaitait, et cela devrait rester notre objectif aujourd’hui.
En exposant les jeunes esprits à des perspectives diverses et en les encourageant à réfléchir de manière critique sur les enjeux mondiaux, une éducation internationale aux sciences humaines leur fournit les connaissances, les compétences et les valeurs nécessaires pour devenir des citoyens du monde responsables. Elle leur donne les moyens de combler les divisions, de défier les stéréotypes et de contribuer à un avenir plus pacifique et durable, qui doit être construit sur une analyse véridique du passé.
Dans un monde confronté à des défis complexes tels que le changement climatique, les inégalités et la polarisation politique, une éducation internationale en sciences humaines offre un puissant antidote aux divisions et aux conflits engendrés par un manichéisme simplificateur.
Les fondateurs de l'éducation internationale ont imaginé un monde où l'éducation servirait de rempart contre les préjugés. Ils croyaient que, en favorisant la compréhension et l'empathie entre les cultures, l'éducation pourrait briser les barrières qui, en fin de compte, mènent à la guerre. Cette vision reste aussi pertinente aujourd'hui qu'elle l'était il y a un siècle.
Conrad Hughes
Directeur général
Références
Dupuy, P. (1905). Les procédés et le matériel de l'enseignement géographique, Annales de Géographie, 75 : pp. 222-233.
Oats, W. (1952). The International School of Geneva, an experiment in international and intercultural education, thèse soumise à l'Université de Melbourne.