Les origines de l’éducation internationale : l’enseignement de la philosophie

Dans les années 1960, lorsque la première école internationale au monde s’est engagée dans la création d’un programme international – qui deviendra le Programme du Diplôme du Baccalauréat International (IBDP) – elle a naturellement puisé dans plusieurs traditions éducatives. Le concept d’apprentissage en plein air, par exemple, provient des United World Colleges et du mouvement atlantique, sous l’impulsion de Kurt Hahn (également fondateur de Gordonstoun et du mouvement Round Square). C’est ce qui a conduit à l’intégration du triptyque Créativité, Activité, Service (CAS) comme élément central du diplôme. Ensuite, le débat portait sur le choix entre la profondeur du système éducatif anglais et la diversité des approches américaine et continentale. Au final, l’une des raisons pour lesquelles l’IBDP est si rigoureux réside dans l’engagement des deux approches : les élèves explorent un large éventail de matières, comme dans le Baccalauréat français, la Maturité ou les systèmes d’arts libéraux, mais trois d’entre elles sont étudiées en profondeur, à un niveau comparable à celui des A-levels.

Puis est venue la question de la philosophie. Devait-elle être une matière obligatoire ? Les pays latins d’Europe – France, Italie, Portugal, Espagne – possèdent une forte tradition philosophique, et la philosophie a toujours occupé une place de choix dans le curriculum grec. Lorsque l’IBDP a vu le jour à travers une série de conférences organisées par l’International Schools Association et l'Ecole internationale de Genève, les représentants du ministère français de l’Éducation ont insisté pour que la philosophie soit intégrée au programme, arguant qu’un individu véritablement instruit se doit d’avoir étudié la philosophie et d’avoir acquis une certaine compréhension des grandes questions éthiques, logiques, esthétiques et métaphysiques de la condition humaine.

C’est ainsi que la philosophie a trouvé sa place dans l’IBDP sous la forme du cours de Théorie de la Connaissance (ToK). Cette introduction coïncidait, et ce n'était pas un hasard, avec la création de la chaire d'Histoire des Systèmes de Pensée au Collège de France, premièrement occupée par le brillant et controversé philosophe Michel Foucault. La fin des années 1960 était en effet une époque où l’enquête philosophique jouissait d’un grand prestige en France. La ToK se concentre sur l’épistémologie, une branche de la philosophie qui s’intéresse aux questions conceptuelles liées à la manière dont la connaissance est créée et transmise. Aujourd’hui encore, la ToK demeure une composante essentielle de l’IBDP. 1

Bien qu’il soit important de comprendre l’introduction de la ToK dans l’IBDP comme le reflet d’une certaine tradition culturelle, il est tout aussi essentiel de reconnaître que la philosophie a toujours été considérée comme une partie intégrante de l’expérience éducative à l’École Internationale de Genève (Ecolint) depuis ses débuts. La forte tradition philosophique à Ecolint a incontestablement influencé l’intégration de la ToK dans l’IBDP, en tant que système de pensée centré sur la réflexion critique. Cet esprit critique imprégnait les cours des pionniers de l’éducation internationale, quel que soit le domaine. Robert Leach, par exemple, incitait ses élèves à adopter une approche critique dans ses cours d’histoire. Les fondateurs et premiers pédagogues de l’école étaient non seulement familiers des classiques et de la philosophie – certains ayant étudié sous la direction de phénoménologues et d’éthiciens célèbres –, mais l’une des enseignantes les plus marquantes de l’école a porté cette tradition à des sommets remarquables : Jeanne Hersch.

Jeanne Hersch
Jeanne Hersch a étudié sous la direction du grand philosophe suisse Karl Jaspers, existentialiste qui, tout en s’inspirant de Nietzsche, a développé un système de pensée fondé sur la transcendance, cherchant à montrer comment les êtres humains peuvent trouver un chemin d’illumination et de salut intérieur sans renier les paramètres moraux qui les rendent responsables des autres et de leur rôle au sein de la société. Après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale et la déformation cynique de la pensée de Nietzsche par le régime nazi, les doctrines de la transcendance étaient jugées dangereuses, et Jaspers a élaboré une réponse qui, au final, se rapproche davantage de l’œuvre de Kierkegaard.

Jeanne Hersch, elle-même une philosophe de renom, a enseigné la philosophie, ainsi que le français et le latin, à l’École Internationale de Genève pendant plus de 20 ans. Dans ses classes, elle cultivait un esprit de pensée critique et de questionnement rigoureux. Par la suite, elle est devenue l’une des premières femmes à obtenir une chaire de philosophie à l’Université de Genève (de nombreux premiers enseignants d’Ecolint y travaillaient également), et elle fut la première directrice de la division de philosophie de l’UNESCO.

L’importance de la réflexion philosophique
L’éducation internationale visait à offrir aux jeunes une formation les amenant à considérer le monde à travers des perspectives culturelles multiples et à remettre en question la légitimité de la guerre. De plus, l’esprit d’enquête, fortement influencé par les idées de Rousseau sur la pensée indépendante, caractérisait les échanges et les travaux réalisés par les élèves dès les premières années d’Ecolint. Il n’est donc pas surprenant que la philosophie ait occupé une place centrale dans de nombreuses activités de l’école.

Aujourd’hui, 100 ans plus tard, la pensée indépendante est sans doute plus essentielle encore, notamment avec l’émergence de l’intelligence artificielle et des réseaux sociaux façonnés par des algorithmes qui enferment les pensées dans une boucle répétitive et biaisée, alimentée par les préférences plutôt que par la prise de risque et la réflexion sur l’inconnu. En effet, la philosophie, ou du moins la Théorie de la Connaissance, est un cours fondamental pour permettre aux élèves de questionner, critiquer, déduire et repenser.

À Ecolint, nous avons introduit la philosophie pour les élèves du primaire dans toutes nos écoles, afin de renforcer cet esprit d’enquête, si nécessaire pour développer un esprit critique. Que la ToK reste une composante centrale de l’IBDP est d’une importance capitale, et c’est un modèle que d’autres systèmes d’examens scolaires devraient envisager. Socrate disait : « Une vie sans examen ne vaut pas la peine d’être vécue ». Cela peut sembler excessif, mais il est certain qu’une vie examinée est bien plus riche qu’une vie menée sans réflexion.
 

1Pour en savoir plus, vous pouvez consulter le récit détaillé d’Ian Hill (Hill, Ian. (2002). The Beginnings of the International Education Movement; Part IV; The Birth of the IB Diploma. International Schools Journal).