« Les limites de ma langue signifient les limites de mon monde », disait le philosophe excentrique, brillant et parfois polémique Ludwig Wittgenstein dans son éblouissante thèse de 1922, "Tractatus logico-philosophicus". Dans un aphorisme encore plus stimulant, le psychanalyste français extravagant et philosophe post-structuraliste Jacques Lacan a déclaré, dans l'une de ses conférences de l'École Normale Supérieure dans les années 1970, que « l'inconscient est structuré comme un langage ». Ces postulats appartiennent, à proprement parler, à l'école du déterminisme linguistique : un courant de pensée radical qui suggère que la pensée est le langage et qu'il ne peut y avoir de véritable pensée sans langage. D'une certaine manière, c'est vrai : lorsque vous découvrez un nouveau mot, une expression idiomatique ou une tournure de phrase, cela n'élargit pas seulement votre vocabulaire, mais ouvre de nouvelles pistes de pensée et de réflexion qui n'existaient pas vraiment auparavant. À un autre niveau, on pourrait affirmer que la structure sujet-prédicat du langage rend très difficile la perception du monde extérieur, ou même la formulation de concepts liés à notre état intérieur, sans limiter cette perception à l'hypothèse qu'il y a « quelque chose » à contempler et une sorte d'être ou de centre de conscience pour percevoir.
Les implications de cette ligne de pensée pour l'éducation sont considérables : elle explique l'énorme énergie et le sérieux consacrés à l'enseignement des langues à l'école. Sans le langage, non seulement nous ne pouvons pas communiquer avec les autres et exprimer nos besoins, mais nous ne serons pas capables de contempler la réalité de manière organisée et cohérente au-delà de bribes sonores, de couleurs éphémères, d’émotions brutes et de vagues intuitions. Cela ne signifie pas nécessairement qu'il ne peut y avoir de pensée sans langage ou que langage et pensée ne font qu'un : pensez à l’envol de l’imagination, à l’écoute de la musique, aux considérations ineffables mais poignantes devant une œuvre d’art ou un étrange coup du sort dans la vie même. Lev Vygotsky disait dans "Pensée et Langage" (1934) – un incontournable pour toute personne intéressée de près ou de loin à l’éducation ou à l’acquisition du langage – que la poésie est la preuve que le langage et la pensée ne sont pas en fait une seule et même chose : le poète doit tordre et reformuler le langage, le libérer de sa prison pour permettre à l’imagination, dans toute sa puissance et sa liberté, de s'exprimer, défiant les règles de la grammaire et de la sémantique.
Néanmoins, l'importance de l'apprentissage des langues dans les contextes éducatifs formels et informels est fondamentale pour plusieurs raisons, dont la simple corrélation positive entre les taux d'alphabétisation et les opportunités de mobilité sociale ascendante. L'éducation bilingue est une extension de cette idée. Lorsque les élèves apprennent plus d'une langue, ils bénéficient de plusieurs avantages sociaux, cognitifs et culturels, comme l'ont démontré de nombreuses recherches.
Dans le domaine de l'éducation internationale, non seulement l'apprentissage des langues mais le bilinguisme sont considérés comme essentiels. Une des caractéristiques du programme du Diplôme du Baccalauréat International est que les élèves doivent étudier au moins deux langues. D'où vient cette insistance sur le bilinguisme ?
Dans les années 1920, bien avant que les principales études démontrant les avantages du bilinguisme ne soient réalisées, le bilinguisme était perçu comme un élément essentiel de l'éducation internationale. Les fondateurs de la première école internationale au monde, l'École Internationale de Genève, ont placé le bilinguisme français-anglais au centre de l'éducation de chaque enfant dès son plus jeune âge. Pour Marie-Thérèse Maurette, directrice de 1929 à 1949, l'apprentissage de deux langues était fondamental en tant qu'expression de l'éducation à la paix.
Mais dès qu’un individu pratique véritablement les deux langues, il exerce les deux modes de pensée. En tout cas, il comprend la façon de penser de son interlocuteur. Il n’est plus surpris ni hostile. Et dès qu’il y a compréhension et familiarité, la possibilité de compréhension est là : l’esprit international est né. Pratiquer deux langues, c’est avoir deux fenêtres ouvertes sur le même paysage, qui permettent d’en contempler deux aspects différents. (Maurette 15).
En effet, cette idée que parler une autre langue permet de voir le monde du point de vue d’une autre personne, depuis son cadre culturel et historique, est une raison convaincante pour apprendre à le faire. Être capable de parler la langue de son interlocuteur a des implications puissantes pour les processus de diplomatie et de dialogue. Nelson Mandela a dit un jour que « si vous parlez à un homme dans une langue qu’il comprend, cela lui monte à la tête. Si vous lui parlez dans sa propre langue, cela va à son cœur. » Maurette, comme les premiers pionniers de l’Ecolint, savait à quel point il était important de pouvoir parler plus d’une langue, précisément pour cette raison.
En plus d’ouvrir l’esprit à de nouvelles réalités et à une compréhension intrapersonnelle, l’apprentissage d’une autre langue permet d’accéder aux subtilités d’une autre culture : apprendre une langue à un niveau avancé (compétence linguistique académique cognitive) plutôt que la simple communication interpersonnelle de base, permet de lire des livres, de regarder des pièces de théâtre, d’écouter les paroles des chansons et d’avoir de longues conversations spécifiques avec les gens, ce qui enrichit la vie de manière incommensurable. C’est l’une des raisons pour lesquelles l’objectif de l’École Internationale de Genève et de nombreuses écoles internationales a toujours été, et reste, de conduire les élèves au plus haut niveau de bilinguisme possible, afin qu’ils puissent apprécier la profondeur et l’apprentissage que cela permet, un cadeau merveilleux pour la vie.
Les discours contemporains sur les langues, guidés par la technologie et le « progrès », vantent des moyens de « hacker » l’apprentissage d’une langue : des méthodes censées vous permettre d’apprendre une autre langue en quelques mois. Plus radicale encore est l’idée que les nouvelles technologies et les grands modèles de langage peuvent traduire parfaitement, ce qui rendrait l’apprentissage d’une autre langue superflu. En effet, il suffit de scanner un menu avec son téléphone pour tout avoir dans sa langue maternelle ou de profiter de l’efficacité des traducteurs automatiques, nous permettant de parler simplement dans notre propre langue avec une traduction simultanée guidée par une machine. Cependant, ces approches sont superficielles et mal avisées, car elles réduisent l’apprentissage des langues à son objectif phatique (c’est-à-dire communicatif) et effacent la beauté et la richesse de ces illuminations culturelles, qui ne peuvent surgir que lorsque l’on a intégré la deuxième langue pleinement et qu'on y a consacré non pas des mois, mais plusieurs années pour y arriver. En effet, c’est au cours du voyage d’immersion, d’échange culturel et de nouvelles relations dans une autre langue que se produit l’apprentissage le plus profond.
Pour nous toutes et tous qui sommes engagés-ées dans l’éducation et l’éducation internationale, continuons à créer un environnement d’apprentissage où le bilinguisme prospère et comprenons-le comme un échange avant tout social, culturel et humain. Les limites de ma langue ne sont peut-être pas les limites de mon monde, mais plus mon expérience de la langue est vaste, plus ma perception et mon appréciation de la réalité deviennent certainement intéressantes, instructives et passionnantes.
Conrad Hughes
Directeur général
Référence: Techniques d'Education pour la paix" Marie Thérèse Maurette. UNESCO.